Cacao : un corner sur la

Cacao : un corner sur la fève

Les récents accidents de la finance n’ont pas découragé les acrobates de la spéculation. Ni les banquiers qui se remettent à financer en priorité les opérations de cette nature. Telle celle que tente en ce moment Anthony Ward, spécialiste reconnu du marché de la fève de cacao. La furie spéculative repart de plus belle. Avant la prochaine crise…

Vous souvenez-vous des frères Hunt ? Ces milliardaires texans du pétrole se mirent en tête, dans la deuxième moitié des années 70, de tenter un énorme « corner » sur l’argent-métal. Ils mobilisèrent alors des moyens financiers considérables (principalement par le crédit) en se portant à l’achat ferme sur des volumes impressionnants. Obligés de livrer, les « shorters » (vendeurs à découvert) durent s’approvisionner sur le marché au comptant, faisant ainsi exploser les cours. L’once valait environ 4 dollars en 1975 ; elle grimpa à plus de 50 dollars au début de l’année 1980. Mais alors qu’ils détenaient un peu plus de la moitié du stock mondial d’argent, les Hunt se firent squeezer par une modification substantielle de la réglementation, qui imposa des dépôts de garantie assassins sur le marché à terme. Ce qui les obligea à solder à la hâte une grosse partie de leurs positions. Les cours dégringolèrent en peu de temps jusqu’à moins de 11 dollars l’once et la fortune des Texans flamba comme un bouquet de torchères.

Aujourd’hui, c’est une autre matière qui fait l’objet d’une tentative de corner : le cacao. Il s’agit là d’un marché plus étroit que celui de l’argent et, peut-être à cause de sa taille, sa réputation est un peu sulfureuse. D’aucuns prétendent que les cours auraient été récemment manipulés. En tout cas, plusieurs facteurs plaident en faveur de leur progression : l’augmentation de la demande, d’abord, sous la fringale des « nouveaux riches » – notamment la Chine et l’Inde. La faiblesse de l’offre, ensuite, chez les deux premiers producteurs que sont le Ghana et la Côte d’Ivoire. Et malgré l’évolution de la réglementation européenne, qui a autorisé l’adjonction d’un supplément de matières grasses dans le chocolat labellisé – au grand dam des puristes et des diététiciens –, l’offre de fèves demeure insuffisante pour satisfaire une industrie en progression.

Un pari à un milliard de dollars

Ces éléments peuvent expliquer que le cours ait atteint, à la mi-juillet, un sommet historique. Avant de chuter fortement pour des raisons inexpliquées. Anthony Ward, bien connu sur ce marché pour avoir, en particulier, réalisé un « gros coup » il y a quelques années, a manifestement profité de cette décrue pour se porter acquéreur, au comptant, d’une quantité impressionnante de lots : 240 000 tonnes de fèves, de quoi fabriquer un Himalaya de pralines. Reconnu comme un excellent professionnel de ce marché, Ward ne s’est sans doute pas aventuré à la légère. D’autant qu’il a dû convaincre des prêteurs pour se procurer le milliard de dollars nécessaire à une telle transaction. Lorsqu’il engagea son rallye haussier, en août 2002, les quantités en cause étaient du même ordre. Deux mois plus tard, il refermait la main sur son profit : les industriels anticipèrent leurs achats pour ne pas prendre le risque de se faire écorner en fin d’année, période traditionnelle de forte consommation. Si Anthony n’a pas perdu la main, il faut s’attendre à une hausse sensible de nos douceurs chocolatées pour les fêtes de Noël : les fèves coûtaient environ 1 800 livres la tonne à la même période de l’année dernière. Ward a acheté autour de 2 500 livres et d’aucuns pensent que le seuil des 3 000 pourrait être atteint en décembre. Bien sûr, à ce prix, on peut parler de « bulle ». Le marché n’est pas à ce point déséquilibré qu’il faille payer les fèves au prix de pierres précieuses. Bien sûr, il y aura un retour de bâton et, une fois de plus, des opérateurs purement financiers auront semé la zizanie sur le marché des matières premières. Qui coûtera une grosse pincée au consommateur final, sans enrichir pour autant les producteurs africains, dont la récolte fait l’objet de cessions préalables à des organismes d’Etat, ou directement à des négociants professionnels. Quand les cours s’effondreront, ce sont les producteurs qui, les premiers, se feront étriller par le négoce.

L’épisode confirme ce que l’on savait déjà : à savoir que l’industrie du crédit a repris ses (mauvaises) habitudes d’avant la crise, et que les banquiers sont de nouveau disposés à financer à livre ouvert des opérations hautement spéculatives. Avec des profits juteux escomptés, bien entendu, mais aussi sous des risques significatifs. Pour y avoir laissé leur fortune, les frères Hunt savent que l’on peut échouer dans une tentative de corner – mais il est vrai qu’ils étaient novices sur le marché de l’argent-métal. Anthony Ward, lui, est un pro de la fève de cacao ; à ce titre, il dispose d’un avantage tangible pour réussir son pari. Dans cette hypothèse, ce sera un encouragement supplémentaire à la spéculation sur n’importe quelle matière première, agricole ou minière. Nous serons alors assaillis de propositions pour ouvrir un compte sur le Comex (marché à terme des matières premières), de la même façon que nous recevons aujourd’hui des offres multiples d’« enrichissement rapide » sur le Forex (marché à terme des devises). Il suffira alors de faire preuve d’un peu de patience avant que des krachs à répétition ne viennent plumer les cohortes d’apprentis-Ward et ne les dégoûtent à jamais des frissons de la spéculation.

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