Le notateur et le bouffon

Le notateur et le bouffon

Chacun sait depuis longtemps que le verdict des agences de notation est largement sujet à caution. Elles continuent pourtant d’orchestrer la pluie et le beau temps sur les marchés. Ainsi que sur le jugement des autorités. Qui conduisent leurs décisions, ou leur inaction, de façon à complaire aux humeurs contradictoires des notateurs.

Tout n’a pas encore été écrit sur le statut ésotérique des agences de notation, ces arbitres autoproclamés de la solvabilité des émetteurs. Bien que n’ayant pas vu venir la crise générale de la dette, et n’ayant sonné l’alerte qu’au moment où les emprunteurs se déclaraient dans la gêne, leurs bulletins de santé continuent de rythmer le niveau de stress du gigantesque hôpital de campagne qu’est devenu le marché financier mondial. Au point d’offrir un spectacle qui relève de la bouffonnerie pure et simple : s’agissant des Etats, les agences abaissent la note de ceux qui présentent une dette et des déficits élevés, et les enjoignent de réduire leurs dépenses. Dès que les gouvernements obtempèrent, ces mêmes agences abaissent de nouveau la note au motif que l’austérité mise en œuvre va réduire l’activité, et donc minorer les recettes fiscales. C’est ainsi postuler que tout malade atteint de surendettement est condamné au trépas financier, surtout s’il suit scrupuleusement le traitement prescrit par ses médecins. Autant dire que l’annonce d’une simple possibilité de dégradation marque, pour le pays qui en fait l’objet, le début d’une longue et douloureuse agonie.
Au moment de la prolifération des « subprime », les agences ont généreusement noté la titrisation qui en a résulté, bien que les produits en cause fussent totalement vérolés. Il en résulte que les notateurs sont au mieux incompétents, au pire totalement inféodés à l’industrie financière qui les subventionne. Dans l’un ou l’autre cas, le maintien en l’état de leurs prérogatives assassines relève de l’extravagance. Il se pourrait toutefois que le rideau tombe prochainement sur ce théâtre de fictions. Car pour tenter de sauver leur crédibilité, les agences viennent de décréter des « perspectives négatives » sur la dette américaine. Il n’est pas encore question de sucrer son AAA à l’Oncle Sam ; mais il n’est raisonnablement plus possible de négliger les orages qui s’amoncellent sur sa tête.

Vers la restructuration redoutée

On ne sait combien de temps il faudra pour qu’apparaissent au grand jour les manipulations statistiques auxquelles s’adonnent, main dans la main, le Trésor US et la Banque fédérale. Mais certains analystes ont déjà relevé des incohérences officielles entre les déficits annoncés et les besoins de financement avérés. Des bidouillages qui ont pour objectif de minimiser l’impact de la crise et de rendre crédibles les moyens mobilisés pour y faire face. En tout état de cause, l’illusion d’une reprise providentielle ne devrait pas perdurer. Même Alan Greenspan, ci-devant patron de la FED et « gourou » des marchés, pronostique que la situation financière du pays va rapidement devenir intenable – il sait de quoi il parle, pour avoir été personnellement à l’origine des dérives du système. On voit mal en effet comment l’Etat fédéral pourrait priver de son soutien les Etats fédérés en situation de banqueroute (on compte sur les doigts d’une seule main ceux dont le budget est encore équilibré). Si bien que l’année 2011 devrait transformer les « perspectives négatives » en rétrogradation pure et simple. A partir de là, on veut bien parier que les agences de rating perdront tout-à-coup de leur audience… En attendant, ces dernières gratifient de la note optimale les prochaines émissions du Fonds européen de solidarité (FESF). Il ne pouvait en être autrement, au vu des garanties que les Etats signataires consentent aux créanciers (ils gagent leur âme, pour ceux qui en ont une). Ce qui vaut principalement caution pour les prêteurs, c’est la démarche de solidarité de type fédéraliste que l’Union développe au cas d’espèce – celle-là même qui, aujourd’hui, compromet gravement l’avenir des Etats-Unis…

Le jugement des agences paraît d’autant plus contestable que l’évolution des débats sur la question, à l’intérieur de l’Union, démontre sans ambigüité les dissensions au sein de la famille. Sous la houlette fouettarde de l’Allemagne, bien décidée à limiter sa propre contribution au sauvetage de l’Eurozone. D’abord en refusant que l’encours du FESF soit augmenté (440 milliards d’euros à ce jour, un montant reconnu comme notoirement insuffisant), ensuite en s’opposant bec et ongles à la création d’eurobonds, qui serait pour elle (et non sans raisons défendables) une façon de consacrer le statut de « passager clandestin » à nombre d’Etats qui manquent à la fois d’argent et de rigueur gestionnaire. Cette position strictement orthodoxe serait plaidable en situation « normale » ; en phase de crise, l’austérité absolue qu’elle impose aux « pauvres » les acculera au défaut de paiement, entraînant dans la tourmente les Etats-membres un peu moins malades qu’eux. En somme, que les « petits » soient ou non cautionnés, le résultat ne diffèrera guère. Ce serait faire injure à nos autorités que de les supposer ignorantes de perspectives aussi sombres. Rares sont ceux qui font encore mine de croire que les Grecs échapperont à la « restructuration » de leur dette, même chez les Allemands. Mais tous se convainquent que l’on peut limiter la casse en réduisant les PIGS (Portugal, Italie, Grèce et Espagne) à l’ascèse. Ce n’est pas vraiment le témoignage d’une solidarité spontanée, ni le signe d’une grande lucidité : les Etats de l’Union ne comprennent pas seulement leurs représentants au Conseil européen. Ils ont aussi… des citoyens. Qui ne rêvent pas nécessairement d’être réduits à la mendicité.

Par
Jean-Jacques JUGIE

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