Le retour de Monte-Cristo

Le retour de Monte-Cristo

Avec la privatisation de la Justice au travers du tribunal arbitral, les conflits aux enjeux spectaculaires promettent de provoquer des séismes. Tel celui auquel est confronté Total, au titre de la succession d’Elf. Une embrouille complexe où les plaignants, qui se sont pas des enfants de chœur, exigent un dédommagement astronomique.

Comment devenir prospère ? Le business model ne cesse d’évoluer. « Travaillez, prenez de la peine » recommandait La Fontaine : une méthode assez rustique, convenons-en, mais qui fit ses preuves assez longtemps. Puis vint l’ère industrielle : la martingale consistait alors à faire travailler les autres, pendant que l’on allait soi-même prendre de la peine au casino. Mais comme l’agriculture en son temps, l’industrie eut payé, mais ne paie plus. Enfin, beaucoup moins qu’avant, confortant ainsi la vieille théorie ricardienne des rendements décroissants. Qui est aujourd’hui assez patient pour consacrer toute une vie à faire sa pelote ? Et à exposer en permanence son capital au risque qu’un concurrent fasse une avancée technologique décisive ? Si bien que le cursus industriel fut détrôné par celui de la finance. Un métier magique : on y fait travailler l’argent des autres, que l’on rémunère au compte-gouttes ; une bonne partie de l’activité consistant à créer des produits virtuels, les rayonnages des magasins sont toujours pleins. Un job très rémunérateur et pas salissant, sauf pour la moralité de ceux qui l’exercent – mais ils revendiquent le droit d’en être dépourvus. Souvenons-nous de la récente audition du patron de Goldman Sachs devant le Sénat américain, et qui fit cette réponse lorsqu’il fut interrogé sur la question : « Je ne vois pas de quoi vous parlez. Notre métier, ce n’est pas la morale. C’est l’argent ».

Un gros atout du secteur, c’est qu’en cas de déconfiture, le contribuable vient à son secours ; pas systématiquement, mais le plus souvent. Malgré cela, des risques collatéraux demeurent. Lorsque les investisseurs se font plumer par des acrobaties bancaires sulfureuses, il leur arrive de saisir la Justice. Avec quelques bonnes chances de succès. Pas seulement dans le cas d’escroqueries avérées comme celle de Madoff. Mais même sur ce dossier, les banques ayant recueilli les fonds du célèbre arnaqueur sont désormais mises en cause pour suspicion de complicité, ce qui pourrait leur coûter une poignée de milliards de dollars. C’est sur ce fondement que le liquidateur de Madoff réclame une petite fortune à HSBC et à JP Morgan, en particulier. On ne peut préjuger ici du bien-fondé de ces réclamations, ni de l’issue que les juges donneront à la procédure. Mais la chaudière bouillonne ; il existe donc la possibilité d’extraire de la substance des tribunaux. Encore que cette voie soit sinueuse : en dépit de son indépendance proclamée, la Justice ne peut totalement s’abstraire de la pression des forces dominantes. Et ces mêmes forces peuvent quelquefois trouver sur leur chemin des juges obstinément attachés à la lettre de la Loi – entendons par là qu’ils sont hermétiques à toute autre considération que le strict respect de leur mission. Lorsqu’il est question de gros argent, ces « intégristes » du droit ne sont guère appréciés par les parties. Si bien que sur les dossiers où les enjeux financiers sont très importants, les plaideurs ont préféré inventer la voie privative de la justice arbitrale : les parties conviennent courtoisement de la composition du tribunal, chargé d’établir une sorte de gentlemen agreement, sans avoir besoin de déballer sur la place publique les turpitudes des uns et des autres. Il suffit de verser à chacun des arbitres l’équivalent de dix années de traitement d’un juge français, et l’on obtient la version moderne du jugement de Salomon.

Une affaire complexe

C’est sur ce terrain que devrait se jouer l’enjeu le plus élevé jamais atteint dans un litige. Une vieille histoire qui surgit presque vingt ans après les faits. Dans le rôle de l’Ile de Monte-Cristo, la firme Total, détentrice du trésor ; dans celui d’Edmond Dantès, André Guelfi, autrefois baptisé « Dédé la Sardine » pour ses premiers succès dans la conserverie, devenu successivement pilote automobile, gros opérateur immobilier, puis propriétaire de la firme Le Coq sportif – liant au passage un lien d’amitié avec le CIO et son patron de l’époque, Antonio Samaranch. Puis il devint diplomate de l’ombre de la firme Elf, ce qui lui valut accessoirement de connaître la geôle et un voisin de cellule désormais rompu aux subtilités du tribunal arbitral : un certain Bernard Tapie.

Bref, même Alexandre Dumas n’aurait pu inventer un personnage aussi romanesque. Qui entend maintenant récupérer la fraction du trésor qui lui serait revenue, si ses démarches d’antan, en association avec le Comité olympique russe, avaient normalement prospéré. Après avoir permis à ELF de prendre des intérêts dans les réserves pétrolières d’Ouzbékistan, peu après la chute du Mur, Guelfi obtint des autorisations de prospection dans les régions russes de Saratov et de Volgograd, réputées prometteuses. Pour de multiples raisons , qui font du reste l’objet du litige, l’affaire tourna court. Et le contrat de Dédé (et de ses associés russes) se révéla improductif, à l’exception d’un modeste pourboire accordé par Elf (7 millions de francs). Après d’innombrables péripéties, l’affaire rebondit aujourd’hui. Et c’est Total, héritière du patrimoine d’Elf et de ses contentieux, qui se voit réclamer la bagatelle de 170 milliards de dollars. Au travers d’un tribunal arbitral dont la Compagnie conteste la licéité, au motif (défendable) de partialité supposée. Pour avoir sous-estimé la pugnacité de son adversaire, la plus grosse capitalisation du CAC 40 risque ainsi de se faire siphonner…

Par Jean-Jacques JUGIE

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