La lex uefa existe : (...)

La lex uefa existe : Franck Latty m’a permis de la rencontrer !

La lex uefa existe : Franck Latty m’a permis de la rencontrer !
par Alexandre Durand (1), enseignant à l’Université de Nice Sophia-Antipolis

A quoi ressembleraient les transferts de l’UEFA si Gaston Jèze, contemporain de Ludovic-Oscar Frossard, avait entendu le sportif émérite Frantz Reichel prédire, en 1922, que « le football professionnel anglais [périrait] s’il [restait] cantonné sur le sol britannique » (2) ? Sans doute avait-il l’esprit encore embrumé des défaites législatives, pour la Guadeloupe comme pour la Seine, sinon aurait-il pu contribuer à l’élévation, dès son époque, des digues budgétaires qui alimentent le débat public actuel autour du fair-play financier.

Sans grand risque, il est possible de dater l’ouverture de ce débat à 1995 avec le célèbre arrêt Bosman de la CJCE (renommée CJUE depuis le traité de Lisbonne en 2009), lequel imposait, au sein des Etats membres de l’Union européenne, l’application du principe de libre circulation des travailleurs sur le marché du football professionnel, mettant un terme, de facto, aux quotas de joueurs étrangers. Cette jurisprudence, qui venait garantir la régulation d’un droit social européen, a cependant engendré une bulle de dérégulation financière, les clubs professionnels s’étant jetés dans une concurrence sans limite pour l’achat des meilleurs joueurs et donc des plus chers. Ainsi, et jusqu’à une époque récente, certains clubs en quête de performance n’ont pas hésité à s’endetter plus que de raison pour dominer la concurrence. Cette situation, qui n’a rien d’anecdotique, a fait le lit d’un important déficit de crédibilité et de transparence, mais à également institué une rupture d’égalité entre les clubs, se laissant tenter par l’approche d’une fiscalité optimisée voire opaque.

C’est donc au regard de deux principes majeurs que s’est posée la problématique budgétaire du football professionnel en Europe, avec la libre circulation des travailleurs, contrainte par le droit public de l’UE, qui conduisit à l’introduction d’un principe encadrant une concurrence loyale et équitable entre clubs « opérateurs économiques », contrainte cette fois par un droit transnational du sport spécifique à l’UEFA.

Quelques éléments liminaires en matière de droit transnational

Si la théorie du droit transnational, récemment augmentée par le concepteur de la lex fifa dans son champ sportif d’application (3), demeure encore obscure pour une part significative des internationalistes, elle ne peut décemment plus être considérée comme un « accident de l’histoire » (4). Pour tenter une définition contenue, nous pourrions dire que le droit transnational est un phénomène qui manifeste l’autonomie d’une entité (une entreprise multinationale, une fédération sportive internationale, une corporation religieuse mondiale…) titulaire d’une autorité morale sur les membres qui l’a composent et qui lui lèguent volontairement une partie de leur souveraineté propre en vue d’assurer sa cohésion et sa pérennité. Pour ce faire, une instance supérieure, titulaire de l’autorité interne, produit des normes contraignantes à l’égard de ses membres qui s’exposent, en cas de non application, à de véritables sanctions disciplinaires ou économiques dans une sphère qui évolue sur un plan inatteignable pour le droit public des Etats comme pour le droit international classique. On observe ce phénomène pour le Vatican qui contrôle l’application de ses préceptes pour chacun de ses clochers. On l’observe aussi pour la firme vestimentaire H&M qui décidait récemment, depuis son siège suédois, de délocaliser une usine défaillante du Bengladesh en Ethiopie. On l’observe enfin pour le Comité international olympique qui édicte un règlement strict à l’égard de ses membres, et qui prévoit par exemple pour les compétiteurs l’interdiction de participer à « aucune sorte de démonstration ou de propagande politique (…) dans un lieu, site ou autre emplacement olympique » (art. 50.3 de la Charte olympique en vigueur), prévenant ainsi toute instrumentalisation du fait olympique, tout autant qu’il prive de sa vitrine mondiale l’exposition au grand jour de causes humanitaires, civiques et démocratiques. Nous le voyons, ces différents phénomènes transnationaux évoluent hors des frontières nationales et entendent, à cette occasion, se passer du droit des Etats qu’elles contiennent. Les relations transnationales dans le champ du sport se développent et nouent des liens interdisciplinaires (5), mais dans le cas du sport professionnel indépendantiste, précisons que la déclaration commune entre l’UEFA et la Commission européenne du 21 mars 2012 n’aura, à ce titre, trompé personne sur sa nature publicitaire. Cette ambition, qui transforme le plus souvent ses essais par l’intermédiaire de l’arbitrage, comme mode alternatif de règlement des litiges, connait toutefois des limites substantielles, notamment dans le football professionnel européen.

L’inscription du concept de fair-play financier dans le système de la lex uefa

Démembrement sous l’égide –mais juridiquement autonome– de la FIFA sur le continent européen, il appartient à l’UEFA de fixer des règles de nature privée et contraignantes pour les clubs professionnels de football membres de son organisation et parties prenantes aux compétitions qu’elle organise. Le concept de fair-play financier est ainsi l’une de ces règles dont l’adoption en 2010 entre en vigueur cette année. S’agissant du contrôle de son application et des sanctions, il existe des instances spécialisées en interne comme il existe aussi des moyens de coercition privés externes telle que la justice du Tribunal Arbitral du Sport (TAS) dont l’autorité lui est conférée par l’adhésion libre des membres de l’UEFA, et dont plusieurs affaires en la matière seront statuées en ce mois de juin. En l’espèce, le concept de fair-play financier entend imposer aux clubs professionnels de ne pas investir plus d’argent dans l’achat de joueurs que ce qu’ils sont en mesure de générer comme revenus dans le même cadre. Aussi, certains professionnels du droit dénoncent ce concept comme étant une violation de la liberté d’entreprendre, tout chef d’entreprise devant être libre d’investir ses fonds propres comme il l’entend dans son appareil commercial. Ces mêmes professionnels semblent toutefois se garder de filer la métaphore. Si l’on considère qu’un joueur de football est un produit que l’on achète et que l’on vend, n’existerait-t-il pas une loi garantissant la loyauté et l’équilibre des relations commerciales ? Ceci n’est qu’une comparaison, mais en admettant que les clubs professionnels soient des fournisseurs mutuellement interdépendants, toute vente à perte devrait, comme pour tout autre commerçant, leur être interdite (6). Un entrepreneur à certes le droit d’investir comme il le souhaite, mais une trop grande liberté pourrait entraîner de sa part une attitude prédatrice à l’encontre de concurrents condamnés à la disparition, parce qu’ils ne joueraient pas à armes égales, et à l’intronisation d’un acteur monopolistique titulaire d’une position dominante. Il semble que l’on puisse décrire ainsi l’esprit de ce concept, tel qu’il peut exister dans d’autres secteurs économiques, le football professionnel étant un secteur marchand comme les autres, à ceci près qu’il s’agit d’un marché séparatiste dont la quête d’autonomie passe par l’instauration de normes transnationales qui lui sont propres, à la fois à l’égard des droits étatiques, mais aussi à l’égard de l’entité fédérale qui lui est supérieure. A ce titre, le concept de fair-play financier dévoile l’inscription de la lex uefa comme un espace producteur d’un droit transnational sportif qui s’autonomise de la lex fifa au sein de la lex sportiva. Un tel programme d’étude promet une perspective certaine d’approfondissement (7), tant cette recherche apporterait une contribution utile au débat sur l’égalité de traitement entre les personnes morales, parties prenantes sur un marché économique, à partir de la notion de libre concurrence issue de la jurisprudence de l’UE. Cette dernière sera possiblement sollicitée dans un futur proche par le mécanisme de la question préjudicielle dans le cadre d’une contestation en justice, le quotidien suisse Le Temps nous apprenant le 22 mai dernier que Daniel Striani, avocat à l’origine de l’arrêt Bosman et dont les succès antérieurs ne présagent en rien des succès futurs, comptait livrer une bataille contre le fair-play financier auprès de la Commission européenne.

Ainsi peut-on affirmer que la lex uefa existe, puisque nous l’avons rencontrée (8). Elle n’est pas totalement libre de ses mouvements –le droit de l’Union européenne ne saurait manquer une occasion de le lui rappeler– mais elle ne se dérobe pas lorsqu’il s’agit de présenter la preuve de son autonomie vis-à-vis de la lex fifa, au sein même d’une lex sportiva plus globale qui constitue le pendant de la lex mercatoria en droit économique transnational. En atteste l’établissement du concept du fair-play financier dont la contrainte pèse sur les clubs professionnels participants aux compétitions européennes. En la matière, les travaux fondateurs du Professeur LATTY, dont le disciple contribue modestement à la diffusion, font déjà partie de l’histoire vivante de la doctrine juridique. Une doctrine qui se construit dans le temps long, et qui, pour le sujet qu’il nous a été donné de traiter, pourrait trouver l’une de ses sources en 1922, année du rendez-vous manqué entre le football professionnel naissant et les penseurs du droit public : Gaston Jèze, dans son « cours de science des finances et de législation financière française », démontrait alors la théorie de la « loi d’équilibre » selon laquelle il convient de « ne pas dépenser plus d’argent que l’on en génère » (9). Ce principe, connu de tout bon père de famille, aura toutefois attendu que l’UEFA fête son 60e anniversaire (15 juin 1954 – 15 juin 2014) pour y être transposé.

Notes

(1) Alexandre DURAND, publiciste formé à l’Institut du Droit de la Paix et du Développement de Nice fondé par René-Jean Dupuy, termine un doctorat de science politique au laboratoire CEPIA de l’Université de Lyon 3 sur la pax sportiva et le mouvement Sport for Development and Peace dans les relations transnationales, sous la direction de Taoufik Bourgou.
(2) BERTHOU, Thierry. (1999) Dictionnaire histoire des clubs de football français, Ed. Pages de foot, 254 p.
(3) LATTY, Franck. (2011) « La lex fifa », in MAISONNEUVE, Mathieu. (dir.) Droit et coupe du monde, Ed. Economica, pp. 9-27.
(4) LATTY, Franck. (2007) La lex sportiva. Recherche sur le droit transnational, Ed. Martinus Nijhoff Publishers, p. 770, expression selon laquelle l’auteur, mettant à jour une pensée doctrinale développée dans les années 1970, avance que la lex sportiva a su révéler son antériorité à la lex mercatoria.
(5) DURAND, Alexandre & PEREZ, Marc. (2014) « Nouvel outil des relations transnationales : le sport pour le développement et la paix », in Grotius international, en ligne : www.grotius.fr.
(6) Loi sur la loyauté et l’équilibre des relations commerciales du 1er janvier 1997, dite loi Galland.
(7) Cf. l’étude en cours de préparation par Adrian Pantazi, arbitre régional, à l’Institut d’Administration des Entreprises de Nice, sous la direction d’Alexandre Durand : Le fair-play financier de la lex uefa : Recherche sur la notion d’équité dans le football professionnel.
(8) LATTY, Franck. (2007) op.cit, p. 413, « la lex sportiva existe, nous l’avons rencontrée », l’auteur citant « la formule à succès de P. Weil ("le droit international en quête de son identité – Cours général de droit international public" RCADI, 1992-VI, vol. 237, p. 47) : "Le droit international existe, je l’ai rencontré", fait en référence au célèbre livre de A. Frossard (Dieu existe, je l’ai rencontré, Paris, Fayard, 1969) ».
(9) MARKS, John. (2012) "UEFA, the UE and Financial Fair Play. On ne dépense pas plus d’argent que l’on en génère", in Politique européenne (n°36), L’espace européen du football, Ed. L’Harmattan, pp. 52-75.

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