Le boycott du droit (...)

Le boycott du droit à l’épreuve des Jeux olympiques

Les chanceux condisciples niçois du Doyen René CRISTINI se souviennent de son humour. Thésard de Louis TROTABAS et héritier de René-Jean DUPUY, cet humaniste (Professeur de droit public mais également politiste de par sa double formation) nous avait légué une solide culture doctrinale mais aussi un peu plus.

Commençons donc par une devinette : le premier est un Etat, signataire d’un traité du Conseil de l’Europe, qui l’a ratifié par une loi fédérale du 30 mars 1998 ; le deuxième est un texte réputé hiérarchiquement le plus haut, adopté par référendum le 12 décembre 1993 et qui garanti la liberté de réunion ; le troisième est un évènement sportif dont la première édition moderne a été instaurée par le français Pierre de Coubertin il y a exactement cent vingt ans et qui est organisé pour l’édition 2014 dans cet Etat où la liberté publique précédemment citée est considérée nulle et non avenue. Réponse : Il s’agit de l’Etat fédéral de Russie qui a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Sa Constitution prévoit dans son article 31 « le droit de se rassembler pacifiquement, sans armes, de tenir des réunions, meetings et manifestations, des marches et piquets ». Et enfin, ironie de l’histoire, la Douma, chambre basse du Parlement, a adopté en 2012 une loi qui la restreint alors qu’elle appelait la communauté internationale au respect de la trêve olympique suite à sa désignation par le Comité international olympique (CIO) pour accueillir les XXIIe Jeux olympiques d’hiver du 7 au 23 février 2014. Comme pour l’édition de Pékin en 2008, une vaste controverse a nourri l’enjeu du boycott par les gouvernants, mais la mobilisation des contradicteurs s’est avérée inefficace. Non seulement aucune disposition légale n’existait pour contraindre les Etats à garantir leur participation aux Jeux olympiques –pas même la résolution onusienne biannuelle relative au respect de la Trêve– mais le décompte des Chefs d’Etat et de gouvernement présents à la cérémonie d’ouverture en Chine –80 en tout– était un record en soi [1]. Pour l’édition de Sotchi, 44 chefs d’Etat et de gouvernement ont été présents, mais sans la France ni les Etats-Unis.

Ce qui nous amène à interroger le bilan caucasien, ce n’est pas uniquement la question de « la liberté de réunion et d’association » issue de l’article 11 de la CEDH. Le chapitre des atteintes aux libertés publiques en Russie exigerait un autre format de discussion, et il faudrait aborder la restriction de la liberté de parole et de l’information, la discrimination en raison de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre, la stigmatisation et l’exploitation des migrants ou encore le recours à la torture. Il existe bien la possibilité pour les citoyens russes de déposer des recours pour violation des droits, mais la communauté des internationalistes garde à l’esprit la relativité du contrôle de conventionalité qui est d’attribution exclusive à la Cour constitutionnelle russe. Pour une vision plus large, la Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH), qui fédère 178 organisations dans plus de cent pays, a effectué un important travail de recension dans un rapport intitulé « Russie 2012-2013 : l’offensive contre les libertés » mis en ligne sur son site (<www.fidh.org&gt; ). Le véritable enjeu, depuis l’état des connaissances publiées par Franck LATTY à l’occasion des Jeux de Pékin, est de se demander quel pourra être le seuil de tolérance à partir duquel le CIO arrêterait le déni d’atteintes aux droits humains perpétrés par certains pays hôtes, et où il défendrait ses propres valeurs.

Il est sans doute difficile pour lui de s’engager sur le terrain des enjeux politiques. A la question des Jeux olympiques de Berlin en 1936, l’exposition « Hope : quand le sport peut changer le monde » organisée en 2011 par le musée olympique de Lausanne, avait accordé un petit espace reculé et discrètement intitulé « avancer malgré les jours sombres ». Se mobiliser sur la scène internationale pour « changer le monde » n’est-il pas un signe d’engagement politique ? Mais tout engagement politique n’en serait pas un sans discours politique, et à ce titre, il est intéressant de se remémorer celui du 20e anniversaire du mouvement olympique prononcé par Pierre de Coubertin le 17 juin 1914 à la Sorbonne. Enthousiaste, il théorisait le sport « comme une sorte d’incarnation de la démocratie » : n’y a-t-il pas ici un signe de programme politique ? Il est également utile de citer les prescriptions de la Charte olympique, qui dans son 6e principe fondamental, interdit « toute forme de discrimination à l’égard d’un pays ou d’une personne fondée sur des considérations de race, de religion, de politique, de sexe ». Trois signes du fait politique sont réunis, la déclaration d’engagement, le programme et la doctrine… mais le gouvernement du mouvement olympique, par la voix de son nouveau Président, à choisi la continuité, à savoir le maintien d’une position officielle neutre et apolitique, comme si aucun dégâts collatéral ne pouvait lui être imputé. « Le CIO n’est pas un gouvernement mondial » affirmait l’avocat d’affaires allemand Thomas Bach, élu depuis le 10 septembre 2013 à la tête du système olympique, en le préservant de toute coresponsabilité : puisqu’il n’est pas un gouvernement, le CIO n’a pas à répondre aux juridictions publiques.

En effet, jusqu’à aujourd’hui, tout principe de partage de responsabilité pour atteinte aux libertés publiques fondamentales semble inopérant à l’encontre du CIO. Le Professeur, qui semblait les prévenir d’une trop grande assurance, suggérait habilement une réforme douce, passant par l’instauration d’un critère de « conditionnalité démocratique » dans le processus de désignation du pays hôte. Dit plus explicitement, les futures décisions prises en la matière pourraient sans doute écarter le risque de l’imputabilité d’une faute, notamment au titre de la complicité pour imprudence ou pour négligence, soit pour avoir attribuer les Jeux à un pays notoirement connu pour atteinte aux droits humains, soit pour ne pas avoir pris toutes les mesures nécessaires en vue de mesurer la bonne moralité du pays candidat. Ce faisant, le CIO se priverait de la libre concurrence des candidatures internationales, dont celles des pays peu engagés dans la promotion des libertés publiques, ce qui n’irait pas sans créer de préjudice économique. En attendant, la Charte continue de remplir son rôle de paravent démocratique et de parapluie atomique, comme en atteste l’article 50.3 qui prévoit qu’ « aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique ». Le problème de la Russie ne vise pas les manifestations dans les enceintes sportives –le CIO se charge tout seul de les empêcher– mais les emprisonnements politiques et les lois restrictives. Entre les atteintes intérieures évoquées plus haut, et les atteintes externes à la souveraineté des Etats voisins, qu’elle soit territoriale en Géorgie, politique en Ukraine ou populaire au Daguestan, il était impossible d’ignorer l’état du candidat russe… mais le droit ne résiste pas à l’épreuve des Jeux olympiques.

Aussi, pour nous aider à refermer le dossier de l’échec volontaire du CIO à défendre les valeurs quasi-constitutionnelles de sa propre charte, pensons à solliciter l’humour, à toute épreuve, du Doyen CRISTINI qui nous quittait en 2009. Sa séance sur les recours administratifs se concluait en ces termes : « Ayant terminé notre chapitre sur le référé liberté, je propose que l’intercours soit l’occasion de jouir de votre propre ‘liberté d’aller et venir’, avant de devoir la suspendre du fait du prochain chapitre puisque nous aborderons le référé suspension ». Les russes n’y auraient sans doute pas gouté : pour se saisir d’un bon mot il faut des repères pour le comprendre, or, en Russie, le recours administratif demeure théorique.

[1LATTY, Franck. (2008) « Le boycott des Jeux olympiques à l’épreuve du droit », in Gazette du Palais (n°293-295), supplément Droit du sport (n°2), pp. 16-22.

L’auteur : Alexandre Durand, juriste publiciste formé à l’Institut du Droit de la Paix et du Développement de Nice fondé par René-Jean Dupuy, termine un doctorat de science politique au laboratoire CEPIA de l’Université de Lyon 3 sur la pax sportiva et le mouvement Sport for Development and Peace dans les relations transnationales.

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