Le CAC à 40 milliards

Le CAC à 40 milliards

Notre espèce est réfractaire au changement. En foi de quoi les factions idéologiquement opposées se rejoignent dans le désir de rétablir le monde d’avant. Nos grandes entreprises en dressent un décor flatteur : leurs dividendes vont cette année dépasser le sommet atteint lors du déclenchement de la crise. Leur générosité est-elle raisonnable ?

On peut observer, en ce début d’année, un état de grande confusion au sein de la pensée économique dominante. Ceux qui ont en charge la conduite des affaires nationales ne savent plus trop par quel biais appréhender les embarras des temps présents. Qu’il s’agisse de gommer les bavures du système ou de prévenir des ennuis plus graves que ceux déjà infligés à la planète. Si bien que les grandes familles politiques, toutes ou presque converties à la supériorité indépassable du capitalisme de marché, amorcent de nouveaux rapprochements idéologiques sur des terrains qui les différenciaient encore. En France, la faction socialiste ouvre la voie au reniement de ce qui fut une « avancée sociale significative » de l’ère mitterrandienne : les 35 heures. Des bibliothèques entières ont déjà été écrites sur le sujet, notamment sur les dommages collatéraux subis par ceux-là mêmes qui en étaient sensément les bénéficiaires. La cause en est probablement que ce texte est d’inspiration provinciale, bien que ses rédacteurs aient accepté la globalisation comme allant de soi. Il en résulte une situation comparable à celle de pacifistes s’adonnant ingénument au trafic d’armes, et contraints de renoncer à leurs idéaux pour ne pas perdre leur gagne-pain. D’un point de vue symbolique, c’est le krach du capital de crédibilité résiduel de cette faction, en une période où la représentation politique s’est déjà fortement dépréciée…

Sur l’autre versant, on relève une initiative très significative à Hongkong, modèle absolu du libéralisme triomphant : une loi devrait être prochainement votée, instituant… un salaire minimum. Lequel s’établirait à 28 dollars – dollars locaux, évidemment, soit environ 2,80 euros : ce n’est pas très spectaculaire, pensera-t-on, si l’on apprécie ce minimum à l’aune occidentale. Mais ce dispositif, qui suscite une levée de boucliers dans les milieux d’affaires, améliorerait sensiblement le quotidien de plusieurs centaines de milliers de salariés, dans un pays qui affiche (logiquement) les écarts de revenus les plus élevés du monde. Ce n’est pas pour autant que les autorités aient été contaminées par le virus (affaibli) du marxisme chinois, mais le reflet d’un pur pragmatisme : pour rendre supportable les rigueurs du capitalisme et lui permettre de prospérer sans conflit social majeur, il est nécessaire de ménager quelques soupapes de sécurité. Comme l’Etat-providence, longtemps expérimenté en Europe au moment où il s’imposait le moins, et maintenant dynamité quand il apporterait un secours apprécié. La convergence politique actuelle se fait autour d’un consensus médian : rétablir le système dans son état antérieur, sans les béquilles qui le soutenaient discrètement. Mais l’histoire nous enseigne qu’une « union sacrée » prélude rarement à l’accession au paradis…

La Bourse et son cash

Tel n’est en tout cas pas le sentiment du premier baromètre autoproclamé de la prospérité future : la Bourse. Notre marché s’est montré, l’année dernière, d’humeur plutôt tiède par rapport à ses grands homologues, sans pour autant tomber dans la débilité. Et au tout début d’un nouveau cycle, son indice s’est enfiévré. Comme pour saluer l’an neuf d’une bouffée d’optimisme musclé. On ne peut toutefois imputer cette ferveur aux investisseurs particuliers, ceux que l’on rangeait autrefois dans le clan de la Veuve de Carpentras : l’essentiel des transactions est désormais généré par les machines de gestion virtuelle, ces logiciels pratiquant ce qu’il est convenu d’appeler le « trading de haute fréquence », capable d’opérer des mouvements à la milliseconde et ainsi d’anticiper les ordres que vous n’avez pas encore décidé de passer. C’est la méthode la plus moderne pour maquereauter les investisseurs « classiques » et générer, semble-t-il, de substantiels profits pour les institutions qui le pratiquent. Avec de possibles bugs, tel le « krach éclair » de mai dernier à Wall Street, où les circuits électroniques se sont, apparemment, emmêlé les ripatons.

Il n’empêche que ces cours des miracles que sont devenues les Bourses peuvent étayer leurs chimères gestionnaires sur des « fondamentaux » bien tangibles : les dividendes. Sur la place parisienne, les seules grandes entreprises du CAC 40 s’apprêteraient à verser environ 40 milliards d’euros de dividendes au titre de l’exercice dernier (presque la moitié de leurs bénéfices estimés). Un record historique, qui serait encore dépassé l’année prochaine si l’on en croit les analystes. Il faut supposer que les firmes concernées vont chercher dans les pays émergents la substance de leurs profits : ailleurs, la bagarre est rude, la croissance évanescente et les marges comprimées. Il sera en tout cas d’un grand intérêt d’étudier avec attention la structure desdits résultats, lorsque les comptes seront publiés – l’exercice comportant toutefois ses limites : la « transparence » n’est pas la première caractéristique des comptes d’une multinationale… Car il est permis de se demander si l’embellie ne résulte pas principalement d’une forte restriction des investissements, face à un avenir incertain. Tellement incertain que les managers distribuent généreusement le cash en dividendes, ce qui dope le cours des titres et donc la valeur de leurs propres bonus et stock-options. Un moyen efficace pour ajouter une aile à leurs demeures patriciennes, mais aussi pour couper les pattes à la dynamique de l’entreprise qu’ils dirigent. Une façon de manger son blé en herbe – au sens propre et au sens figuré.

Par Jean-Jacques JUGIE

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